Manuel Mathieu est un artiste pluridisciplinaire montréalais. Son travail explore les thèmes de la nature, de l’héritage spirituel et de la transformation à travers la peinture, la céramique ou la vidéo. Avec son premier chapitre olfactif, Manuel Mathieu explore le parfum comme un médium de narration et de résonance émotionnelle. Rencontre avec un créateur sensible et généreux.

Manuel Mathieu © Renauld Labelle

1/ Bonjour Manuel, pouvez-vous nous raconter comment le parfum est entré dans votre vie ?

J’ai eu la chance de grandir en Haïti, un pays riche en couleurs, en odeurs et en textures. L’odeur de la mer, des animaux à la campagne, des pneus qui brûlent, des fleurs ou encore de la terre à Kenscoff a bercé mon enfance. Tout cela a façonné une élasticité de mon imaginaire olfactif qui me nourrit jusqu’à présent.

J’ai grandi dans une maison de type gingerbread, où les effluves de nourriture, la pluie et le bois humide alimentaient un monde invisible en moi. Après avoir apprivoisé un langage en peinture, sculpture et autres médiums des arts visuels, j’ai compris que l’olfactif était une autre manière de créer de la proximité entre les gens et d’alimenter une connexion plus profonde entre nous.

L’olfactif a la capacité de traverser le temps et de se déposer dans la mémoire. C’est donc naturellement que j’ai voulu donner une forme à cette intuition créatrice. Chaque choix d’ingrédient est sélectionné comme lorsque je crée une œuvre. Je suis à la recherche d’une certaine évidence, que j’essaie de cristalliser pour nous accompagner dans nos vies.

2/ Vos parfums sont développés avec Juliette Karagueuzoglou. Comment travaillez-vous ensemble ?

C’est une relation de créatif à créatif, faite de partage, de confiance et de curiosité, avec la volonté commune de découvrir quelque chose de mémorable. Nous cherchons à créer un moment d’énergie créative, sans limites ni tabous, qui nous permet de repousser les frontières des possibles. Juliette est une traductrice de sensations, une véritable conteuse d’histoires.

Nous commençons par des idées : un souvenir, une texture, parfois une phrase. Je lui parle d’un paysage intérieur, d’une mémoire personnelle. Elle amène les siennes, et ensemble nous transformons ces fragments en matières olfactives. Puis, touche après touche, nous affinons, comme si nous gravissions un long escalier où chaque marche se révèle une à une. Comme vous le savez, j’ai aujourd’hui une marque de parfums, avec tout ce que cela implique. Et je dis souvent à Juliette qu’en réalité, je fais tout cela pour que nous puissions simplement nous asseoir ensemble et sentir. C’est là que tout a commencé.

Juliette Karagueuzoglou © Julien Mignot

3/ A quels défis avez-vous été confronté ?

Je dirais qu’il y a deux choses qui restent fascinantes pour moi. La première, c’est l’importance des mots quand on parle d’odeurs ou de l’expérience d’une odeur. Le fait d’accorder une place particulière aux mots dans mon travail artistique m’a beaucoup aidé. Au début, il a fallu s’adapter à ce niveau de précision, car ce n’est ni courant ni naturel. En ce sens, Juliette m’a énormément soutenu : aujourd’hui, il nous arrive de finir nos phrases l’un pour l’autre, ou de tomber d’accord du premier coup sur le choix d’un essai. Je ne prendrai jamais cette complicité pour acquise.

La deuxième chose, c’est de rester connecté à l’histoire que l’on veut porter tout au long de l’évolution d’une formule. Avec la multitude d’ingrédients à notre disposition, comment ne pas se perdre dans ce labyrinthe infini et parvenir au bout de notre récit ? C’est précisément ce genre de question qui me pousse à continuer.

Car dans tout cela, il faut savoir accepter l’inattendu : laisser une molécule ouvrir une nouvelle direction et accueillir la surprise comme un chemin possible vers notre destination, plutôt que comme un échec. Et puis, il y a une dernière chose que j’ajouterais : la place du temps. La perception que l’on a d’une formule peut évoluer. Dès le début de mes échanges avec Juliette, je lui ai dit que ce n’était pas une course, mais une véritable exploration, une recherche en profondeur. L’important est de trouver quelque chose qui nous parle intimement. Peu importe le temps que cela prendra.

4/ Quelle est la philosophie de votre marque ?

Ma manière d’aborder la parfumerie et les odeurs, nourrie par mon vécu et mes origines, ouvre un espace à d’autres histoires et à de nouveaux imaginaires olfactifs. En tant qu’artiste en quête d’un monde aux multiples facettes, je présente l’expérience du parfum comme un véritable geste artistique.

De l’emballage à la bouteille sculptée, du langage visuel aux explorations créatives menées avec Juliette, chaque détail est pensé pour que la personne qui porte nos parfums se sente elle-même une œuvre d’art, dont l’aura se trouve amplifiée.

Chaque fragrance est conçue comme un geste de radical care : prendre soin de nos sens et de ce qui nous relie. Les parfums sont imaginés pour s’inscrire dans les rituels intimes de chacun, tout en créant des liens au sein de la communauté. Ils résonnent également dans la sphère publique, rappelant que mémoire et odeur peuvent devenir des actes de résistance, d’affirmation et d’expression artistique.

Notre manifeste, disponible sur le site, illustre pleinement cette vision.

5/ Vos trois premiers parfums occupent des espaces distincts tout en étant liés les uns aux autres. Quelle(s) histoire(s) avez-vous souhaité transmettre à travers ce triptyque ?

Île noire, ECCCO et Dsire sont comme trois mouvements d’une même symphonie.

Île noire évoque le vertige des origines, la mer qui emporte et qui ramène. C’est une ode olfactive à Haïti, ma terre natale, au jasmin, au vétiver et au tabac. Un boisé marin complexe et envoûtant.

ECCCO est né d’une éruption volcanique sur Île Noire. L’île, recouverte puis submergée, renaît de la mer avec une fraîcheur en tête, comme une brume dense qui réveille des archives invisibles. Il s’inspire de rituels anciens, de gestes transmis en silence par des générations de femmes et d’hommes dans l’ombre de l’histoire. Son fond est boisé, profond, avec une touche de patchouli.

Dsire est un souffle plus charnel. Pensé comme un bouquet de fleurs subtilement agencé sur un fond musqué oriental, il naît d’un souvenir trouble : l’odeur d’une peau qui nous marque à jamais, après une nuit inoubliable.

Ensemble, ils tracent un chemin rempli de surprises inattendues, de désirs enfouis et de moments d’abandon, qui parlent de notre vulnérabilité partagée.

6/ La fragrance, le flacon et l’étui font-ils partie d’un même geste artistique ?

Absolument. La bouteille a été sculptée dans mon atelier de céramique avant d’être transformée en verre. Elle a été pensée comme une sculpture qui trouve naturellement sa place entre nos mains. L’étui, lui, porte plusieurs clins d’œil à mon langage visuel. On y retrouve une aquarelle imprimée, intitulée La danse autour du feu. Les personnes qui achètent le parfum entrent à leur tour dans cette danse. Il ne faut pas non plus oublier la poésie sur les touches.

C’est une véritable continuité de mon travail d’artiste : le flacon et la fragrance sont en communion, pour susciter beauté et transformation chez celui ou celle qui les porte.

7/ En tant qu’artiste, quelles sont vos influences ?

J’essaie toujours de rester ouvert à ce qui se passe autour de moi, parce que, comme dans la nature, pour un créateur rien ne se perd. Être attentif et sensible à mon environnement fait donc partie intégrante de mon travail.

Le dernier livre que j’ai lu est The Master’s Tools Will Never Dismantle the Master’s House d’Audre Lorde. Il m’a beaucoup aidé quand je préparais ma dernière exposition à Londres, intitulée Bury Your Masters. Ces temps-ci, je suis très investi dans l’installation olfactive, alors je revisite des artistes comme Mona Hatoum ou Lee Bontecou.

Je dialogue aussi avec des artistes qui questionnent la mémoire et le politique : Anselm Kiefer, Mark Rothko, Julie Mehretu, Louise Bourgeois ou encore David Hammons. Leur capacité à rendre visibles les strates de l’histoire et les blessures collectives m’inspire profondément.

Enfin, certaines figures conceptuelles nourrissent aussi mon travail : par exemple Ai Weiwei, dont la série Study of Perspective résonne avec mon désir d’affirmer une présence, ou encore la musique ambiante de KMRU, qui accompagne mes moments de méditation et de thé.

8/ Un deuxième chapitre olfactif est-il en cours d’écriture ?

Oui. Je vois le premier triptyque comme une ouverture. Le chapitre 2 ira plus loin dans l’idée de concepts invisibles, des accords presque métaphysiques. Nous sommes dans les premiers essais et je travaille avec un nouveau nez. Je veux que ce prochain cycle soit une traversée encore plus audacieuse, un nouveau territoire à explorer qui repousse les limites de ce que j’essaie de créer.

Connaissiez-vous Manuel Mathieu ? Quel parfum vous inspire le plus ?

Un commentaire sera tiré au sort et permettra à son auteur(e) de gagner un coffret découverte Archipel (3 X 5ml). Pour participer, vous devez vous abonner à la newsletter et résider dans l’Union Européenne ou en Amérique du Nord. Bonne chance !

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