Dorothée Duret est la fondatrice du Nez Insurgé à Bordeaux, une parfumerie intimiste où souffle un vent de liberté. Mais c’est aussi une créatrice de parfums qui nous livre une approche à la fois sensorielle, artistique et engagée.

1/ Bonjour Dorothée, pouvez-vous nous parler de votre première rencontre avec le parfum ? 

Bonjour Kathleen. Comme beaucoup de petites filles de ma génération, ma première rencontre s’appelle Anaïs Anaïs de Cacharel. J’avais 8 ans. Ce parfum est inscrit dans une époque et se mêle à toutes les odeurs qui y sont associées.

Ma mère a choisi ce parfum pour moi à l’époque où nous vivions à Douala, au Cameroun. Nous partions souvent passer le weekend à Kribi, un village au bord de l’océan à 1h30 de pistes rebondissantes. Je passais mes journées dans les vagues avec mon frère ; les adultes ne nous voyaient qu’à l’heure des repas où je me régalais de carpe rouge braisée et de fruits.

Au coucher du soleil, avant le dîner et la parade nocturne des scarabées Goliath, nous prenions notre douche. Je lavais mes cheveux avec le shampoing Ultra Doux à la camomille, ma mère hydratait notre peau encore chaude de crème Biafine, elle tressait mes cheveux, dorés à l’époque, et apportait la touche finale avec ce parfum floral.

Il reste indissociable de la chaleur emmagasinée dans le corps que la peau poncée par le sel et le sable diffusait après la douche, la fumée du barbecue, les feux sur la plage…

A l’instant où j’écris ceci, je réalise que ce paysage olfactif a forgé mes affinités immédiates avec les notes fumées et des fleurs blanches animales, même si j’ouvre volontiers ma curiosité à d’autres accords.

2/ Comment définiriez-vous Le Nez Insurgé ?

Libre pour la parole ouverte.

Généreux pour le temps suspendu.

Underground pour l’approche artistique et non académique.

3/ Comment sélectionnez-vous les maisons de parfum présentées en boutique ?

Je ne suis aucun protocole, j’en suis incapable. Je me laisse porter par la narration des maisons de parfum qui se présentent. Mon exigence se situe dans l’authenticité de la démarche et comment elle résonne en moi. Je ne suis pas animée par la réussite commerciale. Je ne dis pas que ça ne compte pas, mais je n’ai jamais arrêté de distribuer une marque parce qu’elle ne se vendait pas assez. En revanche j’ai mis fin à des collaborations parce que nos ambitions divergeaient. Les chiffres m’ennuient, le marketing émotionnel me fait fuir.

Nous passons beaucoup de temps à défendre un créateur quel que soit son succès commercial, alors la sincérité des intentions de la maison me semble être un minimum. Si je sens un discours fabriqué, je n’y vais pas. Mais je me suis déjà trompée évidemment !

C’est pour cela que je m’intéresse essentiellement aux créateurs indépendants même s’ils sont de plus en plus rares et que, soyons honnêtes, cela est un obstacle à la prospérité économique d’une entreprise. Malgré tout, je me sens plus en accord avec moi-même, donc c’est le principal. J’ai une relation passionnelle avec le travail comme avec le reste d’ailleurs. Je ne cherche pas la sécurité, non pas par goût du risque, mais par un besoin permanent de remise en question.

Photo : Allan Peeters. Photo d’entête par Charlène Flores

4/ Le Nez Insurgé propose sa propre ligne de parfums, Couleurs. Avez-vous une anecdote ou un secret de création à partager ?

Oui, immédiatement je pense à Peau de Bois. Ce parfum évoque la couleur grège, celle d’un bois clair. Je souhaitais traduire olfactivement cette teinte par un parfum qui sente la pelure de crayon de couleur, le cèdre et la texture cireuse de la mine de couleur. J’ai acheté plusieurs boîtes de crayons de différentes marques et j’ai trouvé cette odeur dans l’une d’elles. J’ai taillé un crayon dans une boîte en verre et je l’ai remis à l’équipe du Studio Flair. Camille Chemardin et Elia Chiche se sont attelées à répondre à ce brief et Peau de Bois est arrivé. J’aime la dualité de ce parfum qui est tendre, mi-régressif pour son côté trousse d’écolier et mi-sensuel pour sa facette peau teintée de cumin.

Je pense également à Vert Sauge pour son lien avec la symbolique de la couleur verte.

La collection Couleurs traduit la couleur par une odeur. Je m’appuie sur mes ressentis bien entendu, mais également sur certaines recherches comme celles de Michel Pastoureau, un historien de la couleur entre autres. Ses écrits en disent long sur les émotions et les symboles véhiculés par les couleurs en fonction des cultures et des époques. C’est passionnant et cela donne du sens aux partis pris olfactifs.

Vert Sauge en est un bon exemple. Ce parfum est en équilibre entre le végétal et l’animal, entre le propre et le sale, entre le réconfortant et le dérangeant. Son sillage est puissant avec quelque chose d’insaisissable, je dis souvent de ces parfums qu’ils sont sans contours, éparses.

La couleur verte est aussi ambivalente, elle est le renouveau, l’espoir, la chance, la liberté mais également le poison, les créatures malfaisantes et la moisissure. Cette couleur est instable et très compliquée à fixer en teinture notamment.

Pour moi, il ne s’agit pas juste de créer une odeur colorée, j’aime retrouver l’émotion provoquée par cette couleur dans l’équation.

Ma démarche est similaire avec la ligne Pentalogies, qui invite à l’exploration des cinq sens par le parfum.

le bras de fer olfactif

5/ Pouvez-vous nous parler du Bras de Fer Olfactif ?

C’est un vaste sujet ! Le Bras de Fer Olfactif est un tournoi complètement décalé et très joyeux qui a pour ambition de démontrer que l’odorat n’est pas un sens indomptable.

Les combattants qui y participent s’affrontent en duel après 4 semaines d’entraînement pour reconnaître des dizaines de parfums à l’aveugle. Pour mémoriser autant de parfums, il faut s’exercer, il faut sentir, mentaliser, créer des images. On a envie de s’entraîner ensemble, de partager nos perceptions. Ces semaines d’entraînements collectifs sont l’occasion d’échanges, de rires, de partage de ressentis. Des liens se tissent, on comprend qu’on a sa place sans être un expert. On travaille pour trouver en soi les cordes qu’il faut faire vibrer pour activer sa mémoire. On s’appuie sur ses émotions et ça ne se contredit pas. On apprend aussi à faire évoluer ses goûts, on se surprend à comprendre et s’ouvrir à des parfums qu’on pensait ne pas aimer.

A l’instar des échanges dont on peut être témoin au Nez Insurgé, ce tournoi libère la parole, révèle que pour rejoindre (ou pas) une perception universelle de quelque chose il faut d’abord l’avoir expérimentée personnellement.

Dans la même intention, j’ai créé il y a 7 ans, l’Expérience des Sens, un atelier qui explore le langage des odeurs. Après plus de 600 ateliers, c’est toujours aussi inattendu pour les participants (nous y compris).

Ceci dit, le Bras de Fer Olfactif dissimule surtout un engagement.

6/ Un engagement pour la culture olfactive et l’éveil sensoriel ?

J’ai la conviction que le fait d’être éveillé sensoriellement agit sur notre capacité à nous sentir heureux et que pour être éveillé, il faut se confronter à sa sensibilité et ne pas la subir. Il faut s’y attarder un peu.

Je vois tous les jours des personnes qui se définissent comme des hypersensibles et qui vivent cela comme un handicap. Cela se traduit dans la grande majorité des cas par un rejet à la première seconde de tout ce qui sort à première vue du cahier des charges. Alors qu’avec quelques minutes d’attention, d’ouverture, de curiosité, on voit clairement quelque chose naître. De l’excitation, une redécouverte de soi, un appétit olfactif et l’envie de faire un choix réellement personnel.

Je fais toujours des comparaisons avec la musique. Congédier un morceau qu’on ne connaît pas après quelques secondes d’écoute est le meilleur moyen de passer à côté d’une émotion et de rester bien à l’abri de la culture.

Si l’expérience était plus souvent l’objet du désir avec l’implication personnelle et la remise en question qu’elle implique, la société de consommation aurait un autre visage ! Nous avons cette chance que le parfum contribue à cet éveil, lui-même pris dans les filets d’une industrie du luxe qui m’apparaît souvent obscène et qui le détourne de sa valeur artistique.

Le parfum permet cela, la culture permet cela et c’est l’engagement qu’il y a derrière Le Bras de Fer, derrière l’Expérience des Sens, Couleurs, Pentalogies et Le Nez Insurgé. Je tente à ma manière, par un chemin de traverse, de mettre du sens dans le sens.

7/ Quels sont les projets à venir pour Le Nez Insurgé ?

De nouvelles créations côté Couleurs et Pentalogies. Un livre. Et le prochain bras de fer.

Je ne me donne pas de deadline car bien souvent il faut choisir entre le temps et les moyens. Tous ces projets sont auto-financés par Le Nez Insurgé. Cela signifie que l’on fait avec les moyens du bord et que cela peut prendre du temps.

Mais c’est le prix de la liberté et je le paye volontiers car il apporte son lot de moments vécus qui nourrissent et inspirent de nouvelles idées. Un cycle vertueux en somme.

Connaissez-vous l’univers de Dorothée Duret ? Avez-vous déjà visité Le Nez Insurgé ?

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6 commentaires à “Interview parfumée : Dorothée Duret

  1. Max

    Je ne suis jamais allé au Nez insurgé, je voyage très peu et n’habitant pas à Bordeaux, je n’ai pas pu franchir leur porte, mais je dois dire que cet article me rend très curieux !
    J’aime beaucoup notamment le processus et les critères de sélection des maisons présentes en boutique. On sent que non seulement l’argent n’est pas le principal critère, mais en plus il a l’air de passer franchement au second plan. Lorsqu’on a aimé une maison de parfum sabotée par l’argent, c’est agréable de savoir qu’il existe encore quelques bastions qui luttent pour d’autres valeurs.
    A l’avenir, j’essayerai de passer par leur site pour mes prochaines commandes.

    1. Parfumista

      Merci Max. Un lieu emblématique en effet, même pour ceux qui ne sont pas encore venus physiquement 😀

  2. Laure

    Une interview très intéressante de Dorothée Duret, créatrice un peu atypique dans l’univers de la parfumerie. Loin du marketing et de la facilité, elle propose aussi des activités autour du parfum. Le site est à son image. Bravo !!!

  3. Brijoudu93

    Bonjour,
    Quel joli article magnifié par des mots simples et chaleureux. J’adore !
    Je n’habite pas Bordeaux, dommage.

    1. Scentifolia

      Merci Brigitte.Peut-être aurez-vous l’occasion de rendre visite à Dorothée lors d’une escapade dans le sud-ouest?

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